Tu as pu découvrir dans le numéro de décembre le récit gagnant de l’édition 2020 du concours Mots d’elles. Le texte de Juliette, consacré à Frida Kahlo. Il y a 2 autres gagnantes, dont tu as pu lire les textes sur Juliemag. En voici un 3e, le récit envoyé par Azenor, 14 ans. Azenor avait gagné l’édition 2019 du concours, mais son texte était tellement beau que nous lui avons décerné un Prix Spécial du jury. Mais découvre plutôt « Le jour où j’ai exposé à Paris ».

Frida Kahlo : « Le jour où j’ai exposé à Paris »

Paris est sale. J’évite écœurée, les immondices qui jonchent le trottoir. Los Franceses me scrutent méfiants. Un enfant aux cheveux blonds, échappe à sa nourrice dépassée, et se précipite vers moi en gloussant.

Oh la boiteuse, lance-t-il, en imitant narquois, ma démarche.

Lorsque j’étais enfant, les remarques de ce genre me blessaient. Très jeune, j’avais contracté la polio qui m’avait laissé une jambe plus courte que l’autre. Mais en vingt-six ans je m’y suis accoutumée. La nourrice tire l’enfant par le bras, rouge et essoufflée, sans oser le réprimander. Je les dépasse, dédaigneuse et la tête haute. J’aperçois enfin la maison d’André. Mon calvaire se termine bientôt dios mío. A la porte, mon hôte me regarde avec une pitié qu’il essaie en vain de dissimuler.

Alors, Frida comment ça s’est passé ?

Voyez-vous la colère est comme une montagne russe. Elle éclot brusquement, monte, s’étend, s’attise, se répand, atteint son pic, explose, éclate, puis redescend, s’amenuise, disparaît petit à petit. Je repense à ce matin et mon sang bouille de fureur. Je jette mon manteau sur une chaise et tombe sur le canapé, en maugréant.

Tous des imbéciles ! Je les hais tous. La nourriture était infecte, ces prétendus savants et intellectuels des ânes. Devine ce qu’ils ont dit des mes tableaux, André, dis-je en ricanant nerveusement. Ils les ont, je cite, trouvés « trop crus ». Trop crus ! Tontucios. Ils ont en refusé les trois quarts. Au moins à New York, l’exposition était réservée pour moi. Ils osent émettre un jugement sur une culture qui n’est pas leur ! Ils se prétendent experts, fins connaisseurs de l’art et pourtant ils craignent le changement et rejettent la nouveauté. Cela ne m’étonne même pas que vous les Européens, qui vous croyez maîtres du monde, laissiez des fous comme ce cinglé d’Hitler prendre le pouvoir. Je… »

Une douleur fulgurante me coupe le souffle et mes yeux se mouillent. Jacqueline se précipite vers moi et m’aide à me diriger vers mon lit. Les yeux d’André sont emplis de mépris. Sa femme me couche et m’enlace. Je serre les poings, me revoit jeune et brisée, allongée sur mon lit d’hôpital, un pinceau à la main et mon visage sur le chevalet qui me fait face. Mes parents bouleversés, à mon chevet, qui regardaient désemparés, la violence déchirer ma peinture. Mon bras qui s’allongeait pour ajouter le dernier détail, détail qui permettra au public de me reconnaître. Mes doigts qui peignirent et mêlèrent mes sourcils.

Le Mexique me manque. Diego, mon ex-mari me manque, même si je ne le lui avouerai jamais. Dans l’entrée, la porte claque, André a quitté la maison. J’ouvre les yeux, en soufflant, tentant encore et encore d’échapper à la souffrance atroce qui m’arrache, brûle mes entrailles et mes membres de ses flammes ardentes. J’étais convaincue y avoir dit adieu après ma dernière opération à San Francisco. Au-dessus de moi, est penchée Jacqueline. Elle me caresse la joue, inquiète. A moitié assommée par la souffrance, je le remarque pour la première fois. Elle brûle de désir pour moi. Et j’accueille ce désir pour me venger de son mari arrogant, de Diego et de ma traîtresse de sœur.

Je voulais devenir médecin. J’étais brillante, assidue et destinée à une époustouflante carrière. Mais le destin en a décidé autrement. J’avais dix-huit ans et je suis montée dans un bus. Et dans une étincelle, un caprice de la destinée, je me suis retrouvée en charpie, détruite et broyée par une barre de fer. En un clin d’œil, tout s’est envolé. Mes rêves et mes espoirs, partis en fumée. Mais j’ai survécu.

Personne n’y croyait et pourtant j’ai continué à défendre, moi et toutes ces femmes encore opprimées au Mexique, à travers mes œuvres. Au lieu de contempler dans la surface lisse d’un miroir mon corps estropié, j’ai contemplé sur la toile mon âme qui se battait et se bat toujours pour guérir, malgré les opérations à répétition, qui se bat parce qu’elle est vivante, qui se bat parce qu’elle n’a pas d’autre choix. Car pour les victimes d’un drame, les choix sont simples : s’échiner à résister au trauma et lui échapper ou céder à l’éreintante douleur et sombrer dans le gouffre sans fond qu’est la dépression. J’ai vite choisi. Dans ma tête, naît une image : une esquisse d’un futur tableau. Souvent, les idées surgissent dans les plus gros moments de détresse. J’imagine deux versions de moi, une Frida heureuse et une Frida anéantie, l’une au cœur palpitant, l’autre au coeur disloqué. L’une est vêtue d’une robe tehuana, une tenue traditionnelle mexicaine, l’autre d’une robe immaculée, souillée par le sang bouillonnant qui s’échappe de son cœur. L’une est forte, son mari l’aime et la respecte. L’autre est éplorée, son mari vient de la tromper avec sa propre sœur et de la quitter. Je l’intitulerai Les deux Frida.

Épilogue

Frida Kalho est une artiste mexicaine ayant vécu dans la première moitié du XXème siècle, mondialement connue pour ses autoportraits reflétant sa douleur physique et morale après son accident dévastateur. C’est dans son lit d’hôpital qu’elle commence à peindre. En 1929, elle épouse Diego Riviera un peintre muraliste célèbre de vingt ans son aîné. Ils vivent pendant un moment aux États-Unis, pays que Frida n’apprécie pas. Ils divorcent en 1938 pour se remarier deux ans plus tard.

Dans sa vie, Frida subira plus de quarante opérations et son accident l’empêchera à jamais d’avoir des enfants. Elle s’engage politiquement en s’inscrivant au parti communiste mexicain pour défendre la cause des femmes. Affichant ouvertement sa bisexualité, elle fait partie des premières à s’affranchir d’une société conservatrice. Elle meurt en 1954, épuisée et à l’âge de 47 ans après avoir été amputée d’une demie-jambe.